La séance de méditation n'a rien à voir avec celles que le moine tibétain a connu jusqu'ici. Ce disciple du sage Naropa a subi une longue période probatoire avant de se plonger dans les rites du tumo, le yoga de la chaleur corporelle. Il avait commencé par développer de remarquables aptitudes en matière de respiration yoga, élément indispensable s'il en est. Il était ainsi devenu capable d'entrer en méditation profonde et en état de transe. Il avait passé de longues périodes de méditation solitaire à des altitudes supérieures à 3000 mètres, suivant l'exigence du prêtre bouddhiste, ou lama, qui l'avait formé. Pour tout cela, il avait été choisi...
Aujourd'hui, comme tous les jours depuis plus de six ans, le moine est donc assis dans la position du lotus, à même le sol. Il commence à franchir tranquillement les différentes étapes des visions tumo qui lui sont si familières. Rapidement, il visualise l'image mentale d'une fleur de lotus, d'où la lumière rayonne comme un soleil. La syllabe mystique ram est inscrite au centre de la fleur ; elle vibre silencieusement dans son corps...
Le moine est contrôlé par tout un réseau de matériel dont il ne connaît pas la fonction. Des capteurs thermiques sont scotchés sur sa peau. Ils mesurent sa température dans la région lombaire, sur le nombril, le front, les mamelons, un doigt de la main gauche, ainsi que sur l'avant-bras gauche et le mollet gauche. Un enregistreur de pouls est attaché à l'un de ses pouces, et une sonde rectale, pénétrant à 10 cm au-delà du sphincter, mesure sa température interne. Il est relié à un thermomètre à grande amplitude par de nombreux fils.
Ces instruments de mesure électronique sont assurément étrangers à l'univers du moine. Mais cela ne l'empêche pas de se concentrer, d'entrer en transe... aussi aisément que s'il avait été seul sur le flanc d'une montagne. Le dalaï-lama, le chef spirituel de tous les bouddhistes tibétains, a autorisé l'expérience ; le moine n'a aucune raison de s'inquiéter... et au fur et à mesure qu'il franchit les étapes de la méditation tumo, la température de ses doigts et de ses orteils augmente lentement.
« Lorsque je demandai à l'un des supérieurs du monastère si les lamas pouvaient entrer en lévitation, l’interprète me fit savoir qu'autrefois oui... les sages la pratiquaient. »
Herbert Benson, cardiologue à la Harvard Medical School
Nous sommes en 1981. Le dalaï-lama a invité en Inde, où il vit en exil, un groupe de scientifiques qui doivent conduire des expériences sur trois de ses moines, adeptes du yoga tumo. Les tests se déroulent à Dharamsala, sur les contreforts de l'Himalaya, sous la direction de Herbert Benson, cardiologue et professeur de médecine à la Harvard Medical School.
Benson et ses assistants testent les trois moines séparément. Le temps de méditation allant de 40 à 80 minutes, chaque moine bénéficie d'une période de récupération de trente minutes. Toutes les cinq minutes, les chercheurs prennent la température et le pouls. Mais l'expérience s'avère jusqu'ici décevante ; les températures relevées sur la plupart des capteurs thermiques ne sont guère supérieures à la norme. Cependant voilà que les sondes fixées aux doigts et aux orteils enregistrent des variations très significatives...
Chez l'un des moines, la température du doigt s'élève de 7,2°C et la température de l'orteil de 5,9°C – soit respectivement une hausse relative de 19,5% et 16% ! Chez un autre moine, la température du doigt s'élèvera davantage encore : de 8,3°C, soit 20,5%. C'est le seul des trois moines chez qui l'équipe de Benson enregistrera également des variations notables du pouls. Juste avant la méditation, le pouls était de 90 pulsations à la minute, alors qu'à la fin de la période de récupération, il était tombé à 60 par minute. Cela signifiait que grâce à la méditation tumo, le moine était parvenu à faire baisser son métabolisme – la production et la consommation des cellules de l'organisme – de... 64% en à peine une heure et demie. Pour le cardiologue Herbert Benson, ce chiffre était ahurissant...
« Durant un an, j'ai effectué une retraite dans une grotte, où j'ai pratiqué le tumo... Je me concentrais jusqu'à ce que la neige fonde au simple contact de mon corps. »
Nyoshul Khenpo Rinpoche, moine tibétain
Cette baisse du métabolisme permet d'économiser son énergie et de résister à la faim et au froid pendant des heures. À l'origine, l'utilisation du yoga tumo était donc fort utile aux ermites bouddhistes, qui passaient des années de leur vie retirés dans des grottes ou des abris de pierre, au milieu des neiges éternelles de l'Himalaya.
Mais cette explication pragmatique ne suffit pas à rendre compte de l'origine et du sens religieux mystique du yoga tumo. En langue tibétaine, g tum-mo signifie « femme ardente » et se réfère à la façon dont une mère protège ses petits envers et contre tout. C'est au moyen de visions que les moines bouddhistes parviennent à augmenter leur température interne bien au-delà de la moyenne et à résister au froid : il « visualise » des flammes dévorant l'univers et, parallèlement, la naissance d'un feu protecteur à l'intérieur d'eux-mêmes.
Cependant, la hausse de la température n'est pour les bouddhistes qu'un avatar spectaculaire du tumo. Le véritable but de l'exercice et des années de pratique qu'il exige est d'ordre mystique. Il s'agit d'animer une flamme spirituelle et d'éclairer l'esprit. Comme toute discipline du yoga, il vise à l'obtention de l'illumination en libérant l'esprit des contraintes corporelles. Milarepa, un moine du XIᵉ siècle, considéré comme le plus grand maître de la méditation tumo, écrivait ainsi à propos de ses expériences : « Sur les pentes blanches de la montagne, il y eut un combat entre la neige, le vent glacé de l'hiver, et mon mince vêtement de coton. La neige en tombant sur moi fondait pour devenir ruisseau, les rafales de vent se brisaient contre ma légère tunique de coton, derrière laquelle s'abritait une chaleur de feu ». Belle évocation poétique de cette victoire de l'esprit sur la Nature.
L'exploratrice française Alexandra David-Néel fut l'un des premiers observateurs occidentaux à décrire dans des récits de voyage les disciplines et la formation ésotérique des moines tibétains. Elle-même suivit la formation bouddhiste et yoga pendant des années, dans les hauteurs de l'Himalaya, de façon à recueillir une expérience personnelle de phénomènes décrits uniquement dans les « légendes » transmises par les voyageurs. Depuis le XIXᵉ siècle en effet, on rapportait du Tibet des récits faisant état de moines doués de pouvoirs surnaturels. On racontait que certains pouvaient marcher des jours et des nuits dans un étrange état de transe, parcourant d'immenses distances sans repos. Bien sûr, on évoquait aussi l'incroyable résistance au froid de certains lamas. Mais alexandra David-Néel fut la première à constater l'incroyable... mieux à le pratiquer. Et les résultats obtenus à Dharamsala, déjà extraordinaires aux yeux des scientifiques américains, représentent peu de chose comparés à ce qu'elle a vécu...
« Bientôt je vis des flammes s'élever autour de moi ; elles grandirent de plus en plus, m'enveloppèrent, courbant leurs langues rouges au-dessus de ma tête. Je me sentais pénétrée par un délicieux bien-être... »
Alexandra David-Néel, exploratrice
Elle passa des épreuves spectaculaires pour devenir tumo. Il s'agissait d'une sorte d'examen pratique, d'une sorte de concours, au cours duquel des moines étudiants passaient la nuit, nus, en méditation au bord d'une rivière ou d'un lac gelé. Un assistant enroulait les étudiants dans des draps de coton préalablement imbibés d'eau glacée. Le but de cet exercice était de parvenir à sécher le drap au moyen de la seule méditation. Une fois le drap séché, il était de nouveau trempé dans l'eau et replacé autour du moine novice.
On rapporte que certains moines parviennent à sécher jusqu'à quarante draps au cours d'une seule nuit. Alenxandra David-Néel raconte que, lors de sa propre initiation, elle se plongea dans un torrent glacé de montagne, à une altitude de 3000 mètres, puis qu'elle médita toute une nuit dehors, sans se sécher et sans se vêtir... Une fois « l'examen » passé, les moines ont droit au titre de tumo rèkyang. Rès Kyang signifie en tibétain « un vêtement de coton seulement », parce que les moines qui pratiquent ce type de yoga portent seulement une jupe et une veste de coton, témoignage de leur grande résistance au froid – dans un pays où la température maximale en plein été ne dépasse pas 10°C...
Les vrais adeptes doivent passer le reste de leur vie sans vêtements de laine ou de fourrure et s'abstenir de s'approcher de toute cheminée... afin de prouver qu'ils ne craignent plus le froid.
Les scientifiques peuvent partiellement expliquer les aptitudes remarquables des moines tibétains. Ils reconnaissent que l'esprit peut avoir un effet direct sur le corps. Les médecins savent par exemple que le stress ou l'imagination peuvent produire des maladies psychosomatiques tout à fait réelles. Et des expériences ont montré qu'il est possible d'influencer le pouls et même la température corporelle. Mais pas au niveau des résultats obtenus chez les adeptes du tumo.
Les exercices de respiration et de techniques de visualisation développés par les moines tibétains présentent un intérêt considérable pour la médecine occidentale. Certaines tentatives de traitement alternatif du cancer y font déjà appel. Elles sont généralement associées à des exercices de méditation et à des régimes alimentaires draconiens. Mais l'auto-guérison demeure une notion relativement nouvelle en Europe. Les pouvoirs des moines tibétains démontrent la force de l'esprit sur le corps mais... au prix de quelle ascèse ! Les Occidentaux pourront-ils développer leurs dons sans en passer par des années d'apprentissage sur les hauteurs de l'Himalaya ? Et qui, en l'absence d'une véritable foi bouddhique, se sentirait vraiment capable de consentir à un tel sacrifice ?
Alexandra David-Néel (1868-1969) fut l'une des plus grandes exploratrices françaises. Elle fut la première femme européenne à pénétrer au Tibet ; en 1924, elle entre dans la Cité interdite de Lhassa, la capitale, après un long périple à travers l'Himalaya. Avec son fils adoptif, un futur lama du nom de Yongden, elle dut franchir des cols à 5800 mètres d'altitude. Dans ces froids extrêmes, elle ne dut sa survie qu'au... tumo. En effet, cette grande aventurière était également passionnée par les religions asiatiques ; elle avait étudié la philosophie hindoue, le bouddhisme, le taoïsme, le sanscrit. Et surtout, elle avait pratiqué la méditation et le yoga tumo avec des maîtres de l'Himalaya...
Dans Voyage d'une Parisienne à Lhassa (éditions Pocket), où elle raconte son incroyable odyssée, figure un épisode célèbre. Par une nuit de grand froid, Alexandra et Yongden se retrouvèrent dans l'incapacité de faire du feu : le briquet, le silex et la mousse étaient tout humides. Pour les sécher, l'exploratrice fit appel au tumo. Elle mit le briquet et le combustible sous ses vêtements et entra en transe. Elle eut des visions de flammes doublées d'un accès de fièvre. Quelques instants plus tard, le silex et la mousse étaient parfaitement secs et Alexandra David-Néel alluma le feu...
La marche en transe ou lung-gom est une autre discipline ésotérique pratiquée par les moines bouddhistes tibétains. Comme le tumo, elle exige des années d'exercices et la maîtrise de techniques spéciales de respiration. Les adeptes du lung-gom sont capables de franchir de très grandes distances sans se reposer pendant plusieurs jours d'affilée. Ils avancent avec une curieuse démarche, en sautillant et en fixant du regard un point sur l'horizon, apparemment inconscients de ce qui les entoure. Pour entrer en transe, ils répètent mentalement une formule qui leur a été transmise par leur maître. Respiration, rythme des pas et psalmodie doivent être en phase. L'adepte garde souvent les yeux tournés vers la lumière des étoiles, réputée favorable au lung-gom.
Selon Herbert Benson, qui soumit les moines à des tests scientifiques, la méditation tumo abaisse la réaction du corps à l'hormone du stress, la noradrénaline. L'augmentation de la température des doigts et des orteils serait due à la « vasodilatation », augmentation du calibre des vaisseaux sanguins. On sait d'ailleurs que durant des siècles les lamas tibétains ont développé des techniques de yoga pour déclencher la vasodilatation.
Benson rejette l'hypothèse la plus courante selon laquelle la grande résistance des moines au froid serait le résultat d'une augmentation du métabolisme. Celle-ci exigerait en effet un apport alimentaire très important, notamment en hydrates de carbones... alors que le régime des moines est fort austère.
Pour Benson, les lamas auraient même acquis d'autres dons : la communication télépathique et la faculté à résister à la fatigue physique...
Pour s'initier au tumo, il est nécessaire d'apprendre à visualiser des images. Une fois les voies respiratoires dégagées grâce aux exercices de respiration, l'adepte visualise l'image d'une fleur de lotus dorée située à l'intérieur du corps, au niveau du nombril. Du lotus, couvert de symboles magiques, émerge une divinité féminine, Dorjee Naljorma, avec laquelle le lama « se voit » fusionner.
En respirant profondément et lentement, le moine parvient à avoir la vision d'un petit feu... sur lequel il souffle jusqu'à ce que le flammes s'élèvent dans son corps à travers un canal nerveux « mystique ». En passant par une série d'étapes, ce canal se dilate, inondant de chaleur le corps tout entier. Le moine se concentre sur cette image, jusqu'à ce qu'il perde tout sentiment d'identité personnelle. Une fois ce stade atteint, le moine parcourt la même séquence en sens inverse. Les flammes disparaissent, toute image s'évanouit... et le moine se retrouve alors dans un état de complet oubli de soi et du monde extérieur.
En 1988, l'Américain Herbert Benson et son équipe se rendirent au Sikkim, près du Tibet. Le moine Bakar Rinpoche (à gauche) accepta d'être surveillé au cours de sa méditation tumo. Il parvint à provoquer une chute de 64% de son métabolisme. « Le niveau le plus bas jamais enregistré chez un être humain », déclara Benson...
Article extrait du magazine Facteur X n°26
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